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Insa Diagne

insa diagne

Le Football ou l’illusion d’une réussite rapide

 

Dans ce deuxième épisode, nous parlerons de football. Notre invité Insa Diagne a quitté sa ville natale du nord du Sénégal dans les années 80 pour jouer professionnellement en Flandre, en Belgique. À seulement 17 ans, il a expérimenté personnellement comment la recherche constante de nouveaux talents africains a créé un flux de jeunes ouest-africains voyageant vers l’Europe. 

Confronté à la perception actuelle d’un footballeur professionnel et à l’évolution des perceptions de son entourage sur ses propres talents, Insa a décidé d’agir. Il a développé un modèle d’utilisation du sport comme vecteur de changement social. Grâce à son association ASSCAN, il parvient à mettre la théorie en pratique en travaillant quotidiennement à changer les mentalités des jeunes de sa communauté. 

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Insa : Je crois que j’aurais pu rester encore au Sénégal à faire ce que j’étais en train de faire, passer mon bac, aller à l’université et continuer à jouer dans le quartier, à jouer les navétanes. Parce que je ne réalisais pas en fait que ce talent pouvait m’amener ailleurs. 

Marianne: La personne qu’on entend parler s’appelle Insa Diagne. Et le talent dont il parle est le football. Je suis partie le rencontrer pour comprendre ce qui l’a motivé à quitter son pays, il y a 32 ans pour partir tout seul jouer au football en Belgique.

Insa: Ce qui m’a fait partir ce n’était ni pour faire plaisir à des proches mais il y avait juste un côté de mon amour du foot parce que j’aimais le foot. Je ne réalisais pas que j’avais ce talent mais j’aimais le foot, j’aimais le foot au point où je voulais le pratiquer dans les meilleures conditions de pratique qui soit. Donc, mon rêve de footballeur, c’était de pouvoir jouer sur des terrains en herbe de très bonne qualité, des ballons de très bonne qualité, pouvoir faire le déplacement dans des bus de qualité parce que le football au Sénégal, c’est ça qui me manquait, en fait. 

Marianne: Insa est parti du Sénégal dans les années 80, quand il n’avait pas encore atteint ces 18 ans. Même pour son époque, c’était jeune.

Insa: À l’époque pour aller jouer au football en Europe en partant du Sénégal, ça existait déjà. Le footballeur sénégalais qui partait en Europe c’était déjà un footballeur accompli, un adulte qui a déjà fait ses preuves ici, qui est déjà international et qui est facilement recruté. 

Pause musicale 

Insa: Moi, je suis arrivé en Belgique en 89. Tout de suite après, j’ai réussi mes tests et le premier réflexe de mon club, c’était de dire : on en veut d’autres. Et du coup, dans la foulée, je crois que sur les cinq mois qui ont suivi mon arrivée en Belgique, j’ai eu à accueillir dans ce club là pour venir faire des tests au moins cinq joueurs. Il y en a quatre qui n’ont pas réussi leurs tests, mais ils ne sont pas rentrés au Sénégal. Je dis c’est dingue, l’immigration irrégulière, elle a commencé là. Sauf qu’aujourd’hui, c’est presque “Je vais en Europe, arrivé là-bas, je vais peut-être trouver un club”. Donc il y a une différence. 

Marianne: Je voulais savoir si d’autres personnes dans son entourage ont fait le même constat. A l’époque où il était joueur de football, les autres joueurs étaient-ils aussi conscients que quelque chose d’étrange se passait ?  

Insa: Je discutais avec un copain avec qui je jouais à l’époque et aujourd’hui est agent de joueurs. On parlait de joueurs de foot d’aujourd’hui qui sont vraiment accomplis hein, on parlait de Dimitri Payet, c’est un international Français, il joue à Marseille et tout. En parlant de lui, sur des attitudes qu’ils ont. A un moment donné, il dit : “Les joueurs d’aujourd’hui ne sont pas comme nous”, je dis ah oui, sur quoi ? Ils sont incrédules et ils croient tout ce qu’on leur dit, ils ont de gros problèmes et en fait, en réfléchissant à ça, ça m’a permis de revenir sur : mais qu’est ce qui a changé sur ce jeune que j’étais de 17 ans, qui voulait partir jouer en Europe et tous les autres copains qui étaient avec moi et le jeune de 17 ans d’aujourd’hui qui a aussi cette ambition d’aller jouer en Europe ? Je crois que la principale différence réside dans ce jeune de 17 ans, non de notre époque, qu’est-ce qu’il a fait de ses 17 ans avant de penser aller jouer au football ? 

Pause musicale 

Insa: Moi, à 10 ans, ma famille ne pensait pas que j’allais devenir footballeur ! Au contraire, mon père ne voulait pas que je joue ici à un niveau élevé pour ne pas perdre mon chemin des études. Tous les autres copains, c’était comme ça. 

Aujourd’hui, l’enfant de 10 ans, sa famille rêve déjà de millions qu’il peut leur apporter, tu vois, s’il a 18 ans et qu’il joue au football. Je pense que ça a beaucoup changé sur la perception qu’on a de ce qu’est le footballeur professionnel d’aujourd’hui. Je pense que cette dimension économique n’est pas seulement du fait du jeune lui-même, mais aussi de son entourage sur la perception qu’ils ont de ce qu’est la réussite. 

Je pense que c’est ça qui a changé, sur aussi le modèle social qu’on a donné au Sénégal depuis plus de 20 ans. Je pense que tous ces problématiques du jeune footballeur : la réussite rapide, comparée à la réussite différée de l’école, la réussite rapide, la réussite facile, ce fantasme de réussite déjà 

Pause musicale 

Insa: Aujourd’hui, il faut partir de savoir à quel moment cette idée d’immigration est dans la tête des jeunes. Nous à 16 ans, 17 ans même au moment où on partait jouer au football, on n’avait pas cette idée dans la tête. Il y avait déjà les télés. On savait ce qu’était la vie en Europe. Ce n’est pas pour autant qu’on était prêt à faire n’importe quoi pour y aller. Sauf qu’aujourd’hui, je pense que dès 12, 13 ans, c’est déjà dans leurs têtes. 

Marianne: Il me semble que contrairement aux jeunes qui rêvent de devenir le prochain Messi ou Mbappe, le jeune Insa rêvait d’autre chose, la gloire et le succès sportif ne l’intéressaient pas autant, il était donc un talent international du football malgré lui.

Insa: Quand je suis rentré au Sénégal, je n’avais pas un compte bancaire fourni, des voitures qui m’attendaient ou une villa qui m’attendait. Je n’ai pas eu cette carrière de footballeur. Très tôt, je me suis dit bah le football pour l’argent, pour la gloire, ce n’est pas ça le football que je voulais. Mais j’ai encore envie de jouer au football et ça me donne l’opportunité de voyager, et voyager, c’est apprendre, c’est rencontrer d’autres personnes, c’est rencontrer d’autres cultures. 

Marianne: Ces nombreux voyages aux quatre coins du monde lui ont apporté beaucoup d’expériences. Mais le sport n’a jamais quitté ses pensées. C’est lors d’un de ces voyages qu’il a compris ce qu’il voulait faire.

Insa: Utiliser le jeu comme vecteur pédagogique mais à partir des jeux qu’on connaît un peu, du langa buri qu’on connaît ici, des jeux de l’épervier, du jeu du drapeau, des choses comme ça, pour y insérer des messages de sensibilisation à destination des enfants. L’enfant, en jouant, va ressentir des émotions, en fait et c’est à partir de ces émotions qu’on part avec lui sur une troisième partie du jeu, pour l’amener vers ce message éducatif, vers le développement de cette compétence et la prise de conscience de cette compétence de vie. On peut utiliser la logique interne des jeux sportifs pour vraiment introduire les messages éducatifs mais après il y a la question des contextes 

Marianne: Insa a créé sa propre association qui s’appelle ASSCAN et qui aujourd’hui met en œuvre plusieurs projets qui utilisent le sport comme vecteur d’éducation. Il a pu s’associer à des ONGs internationales également, comme Play International, en les aidant à mettre les premiers pas dans son pays le Sénégal et à s’adapter au contexte local. 

Insa : Play, à un moment donné, avait des craintes avec le football au Sénégal: Ils avaient peur que tu vois s’il y a du football à côté, que notre animation ne passe pas. Moi, je leur dis, mais nous, on va commencer les animations, il y a des gamins qui étaient en train de jouer au football, ils arrêtent le foot, ils viennent parce qu’ils savent qu’ils vont encore jouer au football mais que cette animation est différente. Pourquoi ? Parce que ce sont des jeux ludiques, donc les enfants se rendent compte qu’autant au foot, on s’amuse mais pas toujours parce que 11 contre 11. Surtout au niveau des jeunes, il y a 7 qui ne touchent pas le ballon, ils courent toujours dans le stade, c’est toujours les meilleurs qui ont le ballon alors qu’ici dans le jeu, le jeu est fait de telle sorte que la posture de l’animateur est telle que tous les enfants doivent participer et ils se rendent compte que dans ce jeu, ils sont mélangés avec les filles. Donc du coup, au niveau émotion, c’est différent des émotions du foot. Il n’y a pas de souci de performance. Tu vois l’enfant qui est bon ou qui n’est pas bon, il n’est pas gêné. Très vite, il se rend compte que lui aussi, il a sa place. 

Marianne: Reste à savoir comment un enfant fait le pas du jeu vers des messages éducatifs. Eh bien, Insa m’explique que le jeu n’est que le début.

Insa: Par exemple on prend une thématique : ça peut être l’immigration irrégulière, mais on le faisait avec le palu ou avec l’école. On fait rencontrer les enfants par des spécialistes de ce domaine. Les enfants les écoutent, eux ils leur parlent, mais nous ça ne nous suffit pas. Les enfants, ils prennent note, on prend des notes avec eux et après, on fait rencontrer les enfants à des groupes pairs, des jeunes comme eux et ils débattent ensemble sur la thématique avec toutes les idées reçues qu’ils peuvent avoir, mais toujours encadrés par des professionnels et nous on utilisait l’image. Donc, toutes ces rencontres sont filmées. Mais nous, dans toutes ces rencontres, on a notre groupe d’enfants qu’on veut sensibiliser, et donc les enfants qui sont dans le programme. On fait ces rencontres avec des professionnels, rencontres avec des groupes de pairs et à partir de là, on filme tout ça. Et avec notre groupe, on le dit maintenant, on va faire un montage. Donc un travail de synthèse de qu’est-ce qu’il faut retenir ou pas retenir ?   

Insa: Quand les enfants, ils ont fait ce travail de synthèse, aidés toujours par les encadrants, les animateurs, on va en retirer déjà eux, ce qu’ils ont pensé que c’était important. Des fois, ils peuvent penser que ça, c’était important ce qui est en fait une idée reçue. Donc le travail d’encadrement, il est là pour bien cadrer. Et à partir de là, les enfants, la synthèse qu’ils vont en tirer ce n’est pas une synthèse qu’on a faite pour eux, c’est qu’on a fait avec eux. Et du coup, ils peuvent s’y reconnaître dans ces messages là et parce qu’ils se reconnaissent dans ces messages-là, ils vont les porter. 

Insa: Et là, les enfants vont aller vers les adultes dans leur quartier pour parler de cette thématique avec eux, et eux de ce qu’ils en ont retenu et forcément, d’avoir balayé aussi toutes les idées reçues qui souvent venaient des adultes. Donc il y a vraiment cette démarche aussi intergénérationnelle que là c’est les enfants maintenant qui portent le message et qui vont vers les adultes pour en parler. 

Marianne: Je comprends maintenant pourquoi Insa a décidé de travailler avec des enfants en bas âge, pour développer certains concepts. Mais je me demande aussi quelle est sa relation avec ces jeunes adultes, hommes et femmes, qui sont dans la phase de leur vie où ils aspirent à voyager … Quelle est sa position ?  

Insa: J’ai eu à faire un constat qui m’a éclairé sur ce qui est recherché dans cette immigration irrégulière. Nous, on a eu un jeune, enfin jeune, c’était mon frère… On est sur le programme, on a des partenaires : Sport Sans Frontières et y a des copains qui viennent régulièrement ici. Et lui, il est sur le programme comme animateur. Et à un moment donné, un de mes copains, donc en France dans l’ONG, m’appelle il me dit : “y a ton frère qui m’a envoyé, qui m’a appelé : il voudrait que je lui trouve une invitation pour venir en France parce qu’il veut aller rejoindre ton autre frère qui est déjà en Italie. Je dis “ah oui” sur le coup, je dis laisse tomber ne fais pas cette invitation parce que je sais qu’il est parti pour faire de l’irrégulier. Mon frère, qui était déjà dans le programme, je ne lui en ai pas parlé. Le programme se développe, mais avant ça, il avait arrêté l’école, peut être en quatrième collège, et traînait dans le quartier. Il rêvait de football lui aussi, il ne faisait rien. Et donc, forcément, dans le quartier, on le voyait comme ces jeunes qui traînent ici, qui passent tout leur temps à fumer, qui ne font rien. Ils vivent dans un environnement où le regard qui est porté sur eux est un regard négatif. Ils le savent, ils le sentent. Et donc lui, il reste sur le programme, le programme se développe, il y a des formations qui se font. On a des budgets. Le fait d’être animateur amène des indemnités il peut acheter sa chemise lui-même, il peut acheter son pantalon lui-même. Dans le quartier, il encadre les enfants du quartier qui commencent à l’appeler Tonton Pape. Les enfants rentrent chez eux : “aujourd’hui, on a un programme, c’est tonton Pape qui nous le fait. C’est qui Tonton Pape, ah c’est tel Pape” … et les familles : “ah celui-là qui restait là, qui fumait, qui ne faisait rien…” Le temps passe, Tonton Pape, Tonton Pape, Tonton Pape. Et pour les familles, le regard change sur ce jeune-là. Maintenant, ces jeunes-là, nos enfants l’appellent tonton et c’est lui qui en prend charge. Et donc lui il commence aussi à avoir ce regard, à voir que les regards des gens sur lui ont changé. Il commence à avoir une utilité sociale. Il commence à avoir un statut social dans le quartier et il arrive à se payer lui-même ses premiers besoins. Quelques années après, notre association est invitée en France. 

Insa: Et moi, j’ai cette inquiétude. Lui, mais comme peut-être, les quatre autres, à un moment ou ce voyage-là, c’était l’occasion aussi de s’envoler. Je n’aborde pas la question avec personne d’eux. J’essaie de faire confiance à ce qu’on est en train de mettre en place et aux perspectives que ça peut donner. Franchement, on a été à l’ambassade, au consulat pour les visas et déjà à l’époque, ils commencent à te faire remplir une attestation comme quoi tu vas revenir. Mais on sait très bien que ça ne suffisait pas. Ça ne les empêchera pas de partir, s’ils voulaient partir.  

Insa: On est parti en France dix jours, on a fait dix jours. Tout le monde est revenu. A aucun moment, ça n’a traversé l’esprit de personne de rester là-bas. Donc, lui, il est revenu alors qu’il y a un an, deux, il cherchait à partir de façon irrégulière. Là, il avait une opportunité pour y aller. Mon frère était en Italie, il pouvait aller le rejoindre. Ça n’a pas traversé son esprit, ça, c’était en 2007. Aujourd’hui, avec le projet Ejo, il fait partie des salariés. Pour dire aussi, notre démarche de dire oui, prenez le temps de croire que ta réussite elle est ici.

Marianne: Et Insa, si lui devait donner un conseil a des jeunes sénégalais, guinéens ou gambiens qui rêvent de devenir un grand footballeur international, quel serait-il ?  

Insa: Le message c’est : si vous avez la chance de trouver un formateur ici qui connaît le football européen et qui connaît la vie européenne ; d’abord, celui-là, il pourra vous dire déjà si vous êtes talentueux. Si vous avez du talent, il pourra vous dire votre talent ce sera pour quel niveau de football parce qu’en Europe, il y a beaucoup de niveaux. Sauf que tous les jeunes ici qui rêvent de football ils rêvent d’être Neymar, ils rêvent d’être Mbappe, ils rêvent d’être Messi, mais ils en sont très loin. Donc, le message, je pense que c’est ça et le dernier message, c’est : il n’y a pas que le foot dans la vie. Ça, je le sais, mais je l’ai toujours eu dans ma tête, moi, je pense, c’est ça qui m’a sauvé : c’est de l’avoir toujours eu dans ma tête, il n’y a pas que le football dans la vie. Donc, le temps que vous jouez au football, dites-vous que sur ce temps-là, si vous n’apprenez pas les choses que votre âge vous prédispose d’apprendre, à ce moment-là, ce sera très difficile de l’apprendre après. Le sport n’est pas finalité, mais c’est un bon vecteur d’éducation. Quand je jouais au football, à un moment donné, le football n’était pas ma finalité, mais c’était un bon vecteur d’apprentissage de la vie. C’était un bon vecteur de voyage. 

Marianne: Merci d’avoir écouté cet épisode de notre série migr’histoires. Pour suivre les autres épisodes de la série, rendez-vous sur la chaine Yenna ou sur la plateforme de streaming de votre choix.  

Ce podcast est réalisé par l’OIM et financé par le gouvernement du Royaume-Uni.

 

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